ENFIN, j’ai vu le dernier Leos Carax !
J’attends ce film depuis le mois de mai, période durant laquelle il est en compétition au festival de Cannes (cf article du 16/05/12). Alors qu’il sort quelques semaines plus tard dans de
nombreuses salles d’art et d’essai en France, normal me direz-vous, il est toujours absent sur notre charmante petite île. J’ordonne, plus que je ne conseille, aux chanceux de la métropole de se
rendre d’urgence au cinéma pour admirer cette toile mais surtout pour satisfaire ma curiosité et les entendre me raconter leurs impressions. Les mois défilent et de mon coté, toujours aucunes
traces d’Holy Motors en vue, même les voies illégales très étendues du web me tournent le dos. Alors que je ne l’espérais plus, il m’aura fallu attendre le mois d’octobre et son habituel
et fastidieux festival International du film d’Afrique et des Iles (FIFAI) pour voir apparaître le précieux sésame. Inutile de chercher à comprendre le lien entre Carax et l’Afrique, il n’y en a
aucun, sa présence dans ce festival m’étonne encore mais pour le coup, elle fait de moi un homme heureux. J’abandonne lâchement mes fonctions de responsable barbecue, prévues à l’occasion d’un
anniversaire ce samedi midi, pour me rendre à cette séance unique au cinéma Casino du Port.
Et si, dans ce préambule, vous ne comprenez toujours pas d’où me vient cette obstination ou, s’il est impensable pour vous de faire passer un film avant des merguez, c’est que vous ne connaissez
pas Leos Carax.
« C’est d’une beauté… » Ces quelques mots furent prononcés par un ami argentin pour me décrire le cinéma de Carax il y’a plus de deux ans. Déjà conquis par
cette succincte analyse, je le fus doublement après avoir vérifier par moi-même. En découvrant ainsi sa filmographie, je mesurais alors la richesse dissimulée derrière cette avare description et
peine aujourd’hui, devant mon écran, pour vous la transmettre car il est évident que l’œuvre d’un tel cinéaste ne peut être brossée en trois mots tant elle est porteuse de sens et d’intérêts. En
revanche, elle se résume parfaitement dans ce film ; un long-métrage, complexe et fascinant, dans lequel Carax nous parle de cinéma, de son cinéma, non pas en trois, mais en treize actes.
Holy Motors se construit ainsi comme une pièce de théâtre dans laquelle Denis Lavant (acteur fétiche du réalisateur mais aussi grand comédien au théâtre) incarne, le temps d’une journée,
une multitude de personnage les uns après les autres. 24 heures dans la vie d’un homme dont le passe-temps est de faire semblant d’être quelqu’un, autrement dit, d’être acteur, une première mise
en abyme dans ce film qui, au final, ne s’articule qu’autour de cette idée de définition du cinéma, de film dans un film. Un concept génial servi par une mise en scène incroyable ne reposant que
sur un élément, une limousine. Ce luxueux véhicule de location, qu’on habite le temps d’un déplacement devient ici la loge de l’artiste, l’espace intime de Denis Lavant, le point de départ de ses
métamorphoses. Le film s’apparente donc à un voyage autour de Paris, un trajet qui débute en banlieue, se poursuit au centre ville pour se finir en banlieue et pour ainsi traduire l’eternel
recommencement de cette condition d’acteur, un portrait qui semble finalement assez sombre et pervertit, un aspect négatif défendu par le réalisateur dont on reviendra plus tard.
Quand ça ne concerne pas le comédien, c’est le regard du réalisateur qui est visé ; d’où la toute première et magnifique séquence du film, un rêve tenu par Carax lui-même, l’auteur
surplombant une salle de cinéma avant la projection de son œuvre. Avec cette introduction, Carax nous plonge dans son univers, dans sa propre création cinématographique qu’on ne cesse de voir
apparaître à l’écran d’ailleurs. La présence de certains protagonistes interprétés par Denis Lavant renvoi évidemment à ses anciens rôles dirigés par Carax dans ses films antérieurs. Ainsi et
malgré l’absence de Juliette Binoche (remplacée par Kylie Minogue), la séquence dans La Samaritaine évoque évidemment l’histoire d’Alex et Michèle dans Les Amants du Pont-Neuf.
L’inoubliable personnage de Merde, vu pour la première fois dans le collectif Tokyo ! réalisé en 2008, est quand à lui repris à l’identique.
L’entracte qui se joue vers le milieu du film témoigne du rôle important occupé par la musique dans l’art de Carax et fait écho à une scène mythique dans Pola X, la découverte du squat
dans lequel s’organise la vie des SDF mais également un étonnant et puissant orchestre, auteur d’une musique alternative des plus contemporaines. Ici, c’est dans une église qu’une troupe prend
vie petit à petit et au gré d’un travelling arrière saisissant.
L’univers de Carax, c’est également le cinéma des autres, le début de la représentation du mouvement en photographie chez Maret et Muybridge qu’on retrouve, quelque peu modifiée, sur
l’écran dans le cinéma au début, le kidnapping du beau mannequin (joué par une Eva Mendes méconnaissable) par Merde au père Lachaise rappelle les frasques de King Kong et l’évolution de cette
belle prisonnière dans les égouts parisiens, tanière de la bête, ne ternit en rien la mémoire d’un certain Jean Cocteau.
Au final, toutes ces références, ces clins d’œil délivrent un message terriblement tragique. De la même manière que disparaissent, au fil des heures, les lueurs du jour, la figure du comédien,
celle de Denis Lavant qui ne joue pas, s’enfonce également dans les ténèbres. Le dénouement de l’acte où les deux agents (Kylie Minogue et Denis Lavant) se retrouvent à La Samaritaine traduit ce
malaise et pose la question suivante : à quoi bon poursuivre ce manège, cet univers peuplé d’automate ? (à l’image des mannequins éparpillés partout sur le sol de la Samaritaine).
Holy Motors, ce titre renvoi évidemment à cette notion de machine, des moteurs muni néanmoins d’un cœur, d’une âme. A cette question, l’acteur répond: « Pour la beauté du
geste. » Une réponse très succincte qui me rappelle les propos d’un ami argentin et qui définit parfaitement et très subtilement le cinéma de Leos Carax.
Après treize longues années d’absence derrière les caméras, Carax réalise avec Holy Motors un véritable chef-d’œuvre et semble nous raconter finalement une
dernière histoire, celle d’une complicité, d’une amitié sincère, bouleversante et indestructible entre un réalisateur et un acteur car l’œuvre de Carax ne serait évidemment pas la même sans Denis
Lavant et ses performances incroyables (ce mec est un génie !) et inversement.
J’espère que mon obstination pour ce film vous semble maintenant plus crédible, si vous aimez le cinéma, regardez-le vite !